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Allaiter Aujourd'hui n°26
manque de lait ! mythe ou réalité ?
Avec les douleurs de mamelons, le manque de lait - réel ou supposé - est sans doute la raison la plus fréquemment invoquée pour arrêter l'allaitement. Pourtant, "dans les sociétés traditionnelles, même les femmes qui vivent dans des conditions d'hygiène défectueuses, qui sont mal nourries et souvent malades, qui accomplissent des tâches physiques exténuantes et chez qui on note le plus grand nombre d'enfants de petit poids de naissance, ont presque toujours du lait. Par exemple, dans le travail collectif de l'OMS sur l'allaitement au sein (1), on a trouvé que sur un total de 3.898 mères étudiées au Nigéria et au Zaïre, aucune n'était incapable de secréter du lait" (2).
L'insuffisance de la lactation semble être un phénomène réservé aux pays industrialisés et aux groupes socio-économiques favorisés des zones urbaines des pays en développement...
Comment l'expliquer ? Peut-on se satisfaire des raisons invoquant les "conditions de la vie moderne", le "stress de la vie urbaine", le travail des femmes, etc. ?
Il semble en fait que mis à part un tout petit nombre de causes purement physiologiques, les raisons sont plutôt à trouver dans un manque d'information sur l'allaitement au sein, un manque de connaissance sur ses mécanismes, un manque de confiance en sa capacité à allaiter et un manque de soutien pour surmonter les difficultés des débuts.
Quand il y a une cause physiologique
D'après une expérience clinique limitée dans des pays industrialisés, il apparaît que l'insuffisance de la lactation due à des causes purement physiologiques ne représente au maximum que de 1 à 5% des cas. Des observations faites dans des sociétés traditionnelles semblent indiquer des chiffres encore plus bas (2).
Que recouvrent ces quelques % ?
D'abord des femmes dont la glande mammaire s'est mal développée dès la vie embryonnaire (agénésie) ou à la puberté (hypoplasie). Une telle anomalie (qu'on peut soupçonner si les seins, déjà petits, ne changent pas du tout de volume en cours de grossesse) est rarissime et, de plus, souvent unilatérale.
Ensuite - mais c'est là aussi très peu fréquent - des femmes atteintes d'un trouble hormonal important (trouble de l'axe hypothalamo-hypophysaire, en général connu avant la grossesse, car il entraîne d'autres troubles endocriniens).
Il ne faut pas oublier le cas des femmes qui ont subi une intervention chirurgicale aux seins. Plus que la chirurgie d'augmentation, la chirurgie de réduction mammaire peut avoir des conséquences sur la lactation. Plus la masse enlevée a été importante, plus la glande mammaire est susceptible d'avoir été lésée. Il est alors presque inévitable que des canaux lactifères aient été sectionnés. Et si le mamelon a été déplacé et repositionné, ce sont tous les nerfs et tous les canaux lactifères qui auront été sectionnés (3).
Cela dit, il est impossible de prédire le devenir de l'allaitement, qui est très souvent possible (4), même s'il pourra être nécessaire de donner des compléments (5). Le seul moyen de savoir est... d'essayer !
D'autres causes possibles du manque de lait incluent : une grande fatigue ; un stress, un deuil, une dépression sévère ; une hémorragie grave en tout début de lactation ; une maladie de la mère chronique (hypothyroïdie non traitée, diabète non équilibré, anémie sévère) ou aiguë (en cas de fièvre, il est fréquent qu'on mange et boive peu, ce qui peut entraîner une baisse momentanée de la lactation) ; une alimentation gravement carencée en quantité et/ou en qualité, ce qui est rarement le cas en France (6) ; une déshydratation (7) ; une rétention placentaire (par persistance des hormones de la grossesse) ; la prise de certains médicaments (Parlodel° parfois donné en routine, pilule contraceptive contenant des oestrogènes, Atropine, diurétiques, certaines tisanes...) ; une nouvelle grossesse.
Quand la conduite de l'allaitement est en cause
Dans l'immense majorité des cas cependant, la cause du manque - réel - de lait n'est pas physiologique, mais tient à une non-compréhension de la base même de la lactation : la loi de l'offre et de la demande, qui fait que plus le bébé tète, plus il y a de lait, moins le bébé tète, moins il y a de lait.
Quand une mère manque de lait dans les premiers temps de l'allaitement, c'est très souvent parce qu'elle a suivi les conseils erronés qu'elle a reçus : mise au sein retardée, séparation d'avec le bébé pour la nuit, limitation du nombre des tétées, limitation de la durée des tétées, respect absolu d'un écart minimum entre les tétées, un seul sein par tétée.
Dans la plupart des cas, il suffirait alors de laisser le bébé téter vraiment à la demande (à condition qu'elle soit assez fréquente) pour voir la lactation augmenter très rapidement.
Malheureusement, très souvent, dans les cas où le nouveau-né perd trop de poids, ne reprend pas assez vite son poids de naissance, ne prend pas assez de poids, on va dire à la mère : "Vous n'avez pas assez de lait, il faut donner des compléments". Compléments qui, en plus de tous leurs effets iatrogènes possibles (confusion sein-tétine entraînant des problèmes de succion et des douleurs de mamelons, risque d'allergie, perturbation de la flore intestinale) vont accentuer l'insuffisance de la lactation. En effet, le bébé, "calé" par les compléments, va moins téter, moins stimuler les seins. Moins de lait va être fabriqué, et l'on rentre dans un cercle vicieux rapidement infernal : le bébé, de plus en plus frustré au sein, va réclamer des compléments de plus en plus importants, ira même jusqu'à refuser le sein. Et voilà comment tant de bébés sont sevrés du sein au bout de dix ou quinze jours, sans que la mère comprenne ce qui s'est passé...
Quand il y a des problèmes de succion
L'allaitement étant par définition une relation à deux, les problèmes peuvent également venir du bébé. S'il tète peu et/ou mal, il ne va pas stimuler correctement les seins et les terminaisons nerveuses de l'aréole. Le message enjoignant de faire fabriquer du lait ne va pas bien arriver au cerveau, et l'on peut ainsi aboutir à une insuffisance de la lactation.
Ces problèmes de succion peuvent être là dès la naissance : bébé somnolent, léthargique, hypotonique, parfois suite aux anesthésiques donnés à la mère pendant l'accouchement ; mais aussi bébé hypertonique ; prématurité, post-maturité, retard de croissance intra-utérin ; anoxie, hypoxie ; trisomie, anomalies génétiques ; myasthénie, maladies neuro-musculaires ; pathologies de la bouche (8).
Ils peuvent apparaîtrent en cas d'ictère sévère qui, ainsi que la photothérapie, rend le bébé somnolent, et en cas de muguet important qui peut rendre la tétée douloureuse.
Mais dans la plupart des cas, ils sont malheureusement créés de toutes pièces par une conduite inappropriée de l'allaitement. Notamment par le don de biberons de complément qui chez beaucoup de bébés, vont entraîner une confusion sein-tétine : la façon de prendre le biberon et la façon de téter le sein étant complètement différentes, ces bébés, surtout s'ils ne savent pas très bien téter au départ, ne sauront plus du tout le faire après un seul biberon.
Les "bouts de sein" présentent le même risque de confusion sein-tétine. De plus, la bouche du bébé n'étant plus alors en contact direct avec l'aréole, les terminaisons nerveuses de celle-ci sont mal stimulées, le message envoyé au cerveau plus faible, et par conséquent la quantité de lait produite baisse et peut se révéler rapidement insuffisante (selon une étude anglaise, le "manque à gagner" représente de 20 à 60% selon les modèles de bouts de sein).
Les fausses alertes
Pour finir, on peut aussi mentionner tous les cas où la mère et/ou son entourage croient à tort à une insuffisance de la lactation. Il est bien sûr impossible de les chiffrer, mais à entendre les histoires qui se racontent, ils doivent être relativement nombreux.
Il y a d'abord le bébé qui "réclame" beaucoup, qui voudrait être toujours au sein, qui dort peu, etc. Il se peut que la conduite de l'allaitement soit à revoir, il se peut que ce soit un bébé "aux besoins intenses" (9) ou un bébé qui a un besoin de succion particulièrement développé. Malheureuse-ment, cela va trop souvent être interprété comme le signe que le bébé meurt de faim, et qu'il faut lui donner des biberons...
Beaucoup de mères, ensuite, croient qu'elles n'ont plus de lait quand, l'allaitement bien établi, leurs seins redeviennent souples et moins volumineux, et ne coulent plus entre les tétées. Ce qui est un bon signe d'adaptation et un gain de confort, et non pas une baisse de lait !
Enfin, quand les bébés grandissent, ils ont à certaines périodes des "poussées de croissance" (où ils peuvent prendre jusqu'à deux centimètres en moins d'une journée (10) !) pendant lesquelles ils ont brutalement besoin de plus de lait. Une seule chose à faire alors : leur donner plus souvent à téter, comme ils ne manquent d'ailleurs pas de le demander ! Et ne pas croire qu'on n'a "plus assez de lait"...
En conclusion
De ce qui précède, on peut conclure qu'il est très rare de ne pas pouvoir remédier à une insuffisance de la lactation, même quand la cause en est physiologique. Encore faut-il savoir faire un diagnostic correct, apporter des solutions adaptées qui remettent l'allaitement sur ses rails, et aussi ne pas être aveuglé par le fait que le bébé est allaité au point de ne pas aller chercher plus loin une pathologie possible. On voit encore trop souvent des bébés qui ne prennent pas de poids, ce dont on rend responsable la quantité ou la qualité du lait de la mère, pour s'apercevoir ensuite qu'une infection urinaire en est la cause...
(1) Les modes actuels de l'allaitement maternel, Genève, OMS, 1981.
(2) "L'Alimentation infantile, bases physiologiques", supplément au vol. 67 du Bulletin de l'OMS, 1989.
(3) En-dehors de la chirurgie, des dommages peuvent avoir été causés par une blessure ou par une radiothérapie anti-cancéreuse, voire par une biopsie si elle a eu lieu très près de l'aréole.
(4) On voit bien souvent les canaux lactifères se reperméabiliser avec le temps.
(5) Françoise Railhet, "Allaiter après une chirurgie ou un traumatisme mammaire", LLLettre des associés médicaux, LLLF, n° 10, pp. 16-18.
(6) Et même dans ce cas, un nombre plus grand de tétées, à la manière traditionnelle, peut aboutir à une lactation tout à fait satisfaisante : il ressort par exemple de travaux effectués en Gambie que le volume total de lait secrété chaque jour par les femmes gambiennes était le même que celui de femmes bien nourries à Cambridge (R.G. Whitehead, discours prononcé devant le Maternal Nutrition - Lactation and Fertility Workshop, Cambridge, mars 1981).
(7) Attention : s'il est important de boire suffisamment, se forcer à boire plus qu'à sa soif ne donne pas plus de lait. Certains auteurs pensent même que cela pourrait avoir un effet négatif sur la lactation par interférence avec les mécanismes d'élimination de l'eau dépendant de l'ADH.
(8) Frein de la langue trop court ; fente labiale, division palatine ; paralysie linguale et/ou palatine ; anomalies de la langue, des mâchoires.
(9) Voir Allaiter aujourd'hui n° 3.
(10) Voir Allaiter aujourd'hui n° 23, p. 17.
à lire
L'Art de l'allaitement maternel, LLLI, 1995, pp. 155-161.
The Breastfeeding Answer Book, LLLI, pp. 21-24.
Laure Marchand-Lucas, "L'insuffisance de la lactation", Les Dossiers de l'obstétrique, n° 169, janvier 1990, pp. 16-17.
Françoise Railhet, "Stagnation staturo-pondérale et prise de poids lente", Les Dossiers de l'allaitement, LLLF, n° 22, pp. 8-18.
F. Moyersoen, Allaiter, oui, mais ai-je assez de lait ?, brochure éditée par Infor-allaitement, Belgique, 1995.
www.lllfrance.org
Peut être reproduit, imprimé ou diffusé à condition de mentionner la provenance de cet article.
Publié dans Allaiter Aujourd'hui n° 26, LLL France 1995
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